AVANT-PROPOS
L'homme est travaillé par la transcendance, c'est une donnée de la personne humaine. Celles et ceux qui témoignent, que l'on trouve aussi bien chez les poètes, les philosophes que chez les chercheurs ou les écrivains, ne sont pas dans le bla bla des mots-valise ou dans la dogmatique, ils expriment éperdument et avec passion leur « besoin rapace d'envol », pour reprendre la belle formule d'Antonin Artaud.
La personnalité des auteurs fera varier les mots et la tonalité de l'expression, alors citons quelques voix sans plus attendre. L'écrivaine Lydie Salvayre nous rappelle la question de Paul Valéry « Que serions-nous sans le secours de ce qui n'existe pas ? ». Elle poursuit : « Nous avons besoin d'attraper le ciel, de croire que notre vie a un sens et qu'un avenir ouvert nous attend. Il y a en nous un Don Quichotte, mais aussi un Sancho. D'où cette invitation de Cervantès à rêver debout, la tête dans les étoiles comme Don Quichotte et les pieds bien posés sur terre et au milieu des autres, comme Sancho. Ma seule vraie croyance, c'est la littérature. Je m'explique mal cette croyance passionnée, je dirais même fanatique, que je place en tous cas au dessus de tout, qui m'anime en permanence et quelquefois m'effraie. Il m'arrive de me dire, dans une sorte de fatalité, qu'elle est de même nature que la foi, qu'elle est aussi énigmatique qu'elle, et qu'elle répond sans doute à une obscure soif d'infini ». La philosophe Cynthia Fleury insiste quant à elle sur l'importance des grands textes : « Ils sont des immenses alliés, une puissance de symbolisation, c'est la symbolisation qui nous permet de survivre face à la finitude, de même créer des concepts, ça nous permet de tenir ». Lionel Naccache, fort de son expérience de chercheur en neurosciences, nous indique un chemin escarpé : « L'homme ne peut échapper au processus d'interprétation. Nous croyons toujours quelque chose avec conviction, nous tenons toujours quelque chose pour vrai, au sens littéral. Et souvent sans le savoir, d'où les zones aveugles à notre propre regard sur nous-mêmes. Le Dieu du judaïsme commence par une prise de conscience : ce besoin de croire, je décide de lui attribuer quelque chose que j'appelle -Le Nom- et qui présente les particularités suivantes : il est unique et je ne peux pas l'interpréter ni me le représenter autrement que par ces deux attributs : unique et non représentable. Une fois cette première étape du chemin spirituel empruntée, dans une démarche dont il est possible de produire une description complètement athée, reste alors la possibilité de -Le- rencontrer. La possibilité d'une mystique, en somme, mais d'une mystique qui ne s'autoriserait elle-même à pouvoir exister qu'au delà de cette prise de conscience fondatrice des rouages de l'esprit et des contraintes qui agissent sur lui. Une mystique rationnelle et matérialiste, sinon rien ! ». Sigmund Freud, lui-même, nous enseigne que l'homme, s'il veut résister à ses pulsions, doit mobiliser sa propre énergie, à caractère libidinal, et de nous rappeler le sens qu'il donne au terme libido, c'est ce qui permet à l'homme de transformer ses propres pulsions en quelque chose qui est plus grand que lui, qui le dépasse !. L'auteur Christian Bobin, exprime poétiquement qu'il a cru sentir quelque chose, un peu à la manière des pélerins d'Emmaüs : « Je soupçonne la présence de quelque chose dans ce monde, je soupçonne que la vie a un sens plein, un sens parfait, je ne peux pas l'asséner, ça n'est pas un dogme ; alors Dieu, ce serait quelque chose qui passe ici ou là, qui passe comme passent les gitans ». Citons enfin l'autrice américaine Lauren Gross, qui nous parle de son accès à l'humanisme et de sa quête sans fin : « Les livres ont été mon accès à l'humanisme, le récit biblique soulage l'anxiété. Je laisse venir les choses à moi. Avec le temps, la vie m'a donné la douleur, le chagrin, la complexité qui l'ont nourrie. Mon art est une affaire de mots, mais je tâtonne à la recherche de quelque chose d'ineffable. Je traque quelque chose qui me grandirait comme être humain, j'essaie d'écouter les sous-courants de la beauté du monde, de me rapprocher de leur source. ».
L'empreinte de la pensée de la transcendance dans la philosophie est considérable ; nous essaierons ici simplement et modestement d'en indiquer quelques traces et de voir les pistes que cela ouvre. Nous mettrons en évidence en quoi le judaïsme, initiateur des monothéismes, est complémentaire de l'éthique humaniste universaliste héritée de Emmanuel Kant. Nous choisirons d'illustrer cette complémentarité grâce à la pensée de Hermann Cohen, philosophe juif allemand (1842-1905), et celle de Emmanuel Lévinas, philosophe lituanien (1905-1995). La philosophe française Sophie Nordmann nous sera une guide avisée dans cette exploration. Nous ferons une immersion dans la culture hébraïque, et nous tenterons de pointer comment cette culture a irrigué la pensée de la transcendance et nous le ferons grâce à l'oeil acéré d'Armand Abécassis, philosophe du judaïsme. Nous croiserons alors inévitablement le personnage le plus emblématique de la bible hébraïque, Moïse, et on lui demandera les yeux dans les yeux quel projet véritable il a poursuivi avec les Hébreux. Pour cela, nous ferons un pas de côté en confiant le micro à une voix singulière, celle de François Rachline, qui nous alertera sur l'ambivalence du message de Moïse et nous en saurons plus sur le choix singulier qu'il fait d'une autre voie que celle classique du monothéisme, celle de l'humanisme , comme débouché au message de Moïse. Tout au long de ce chemin d'exploration, nous souhaitons donc d'abord mettre en évidence la possibilité pour la rationnalité philosophique de s'ouvrir à la transcendance et à l'altérité, en tant qu'éthique ; une piste d'interprétation singulière de l'enseignement de Moïse et de l'ouverture au divin sera de plus esquissée, inaugurant haut et fort l'humanisme comme fondement de l'éthique. A travers cet essai, puisse le lecteur entrevoir en quoi le chemin humain radical suggéré constitue une démarche à la fois raisonnable et exaltante, en réponse à cette aspiration humaine d'infini et de transcendance.
PROPOSITION 1
Sur l'homme, l'approche religieuse a été un complément à la philosophie.
Les philosophes sont des passeurs, les idées cheminent entre leurs mains. Chacun d'entre eux les triture un peu plus au passage en y ajoutant sa touche personnelle, et le bateau conceptuel avance de cette manière. Ainsi, Sophie Nordman a saisi la balle de Hermann Cohen, philosophe juif allemand (1842-1918) qui lui-même avait été séduit par le penseur juif Maïmonide. Sophie Nordman a perçu les motivations de Cohen, ce dernier voit clairement que l'éthique de la philosophie traditionnelle envisage uniquement l'homme sous l'angle de son universalité ; on y parle de l'homme comme l'égal de tous les membres de l'humanité, et de l'homme doué de raison. L'exigence éthique d'universalité implique donc que celle-ci fasse abstraction des différences et des particularités qui distinguent les hommes les uns des autres. Cohen pointe donc ici le caractère incomplet de cette conception. L'expérience des relations interindividuelles font que les êtres sont irréductibles au « il impersonnel » identique et substituable à tout autre. Cette éthique Kantienne, en raison de son universalité et de son abstraction, n'a en conséquence pas de prise sur le réel. Pour combler cette insuffisance, Cohen estime nécessaire de se tourner vers la religion, et dans le cas présent vers le monothéisme juif. Il s'agit donc bien d'enrichir l'éthique philosophique de nouvelles dimensions.
Cette idée d'enrichissement de la philosophie par la religion impose toutefois la condition suivante à la religion : que celle-ci se conforme à l'exigence rationnelle d'universalité. Le concept d'unicité de Dieu du judaïsme : un Dieu un, pour une humanité une, et absolument transcendant par rapport au monde, garantit précisément l'universalité attendue. Ce caractère d'universalité du judaïsme peut être vu comme quelque peu contre-intuitif, compte tenu de l'histoire spécifique et tumultueuse du peuple juif. Pour l'étayer, Cohen s'appuie sur le concept du Talmud de « fils de Noé » formulé ainsi : « que l'étranger soit comme l'autochtone, car je suis l'Eternel votre Dieu ». Le Talmud inaugure ainsi l'égalité universelle des hommes en tant que « fils de Noé » , en donnant aux hommes un statut mutuel de « frères ». Sur le particularisme supposé du peuple juif, Cohen renverse la perspective : les luttes entre le peuple juif et les autres peuples traduisent en réalité l'universalité même recherchée, en lien avec cette unicité du Dieu du judaïsme. L'horizon messianique vise en effet précisément la réconciliation des peuples au sein de l'humanité une. Un des principes d'amour universels des hommes le plus remarquable est cité dans le Deutéronome à propos de l'Edomite, l'idolâtre : « Tu ne mépriseras pas l'Edomite, car il est ton frère ». Israël a par ailleurs développé au départ de sa construction une conception universaliste de l'Etat, l'homme y est envisagé comme un sujet de droit, conforme à une idéalisation éthique de l'individu en « moi de l'humanité ».
Mais alors, le judaïsme et l'éthique universaliste étant supposés compatibles, quel complément apporte-t-il à l'éthique ?. L'homme ne se réduit pas à l'Homme. L'autre qui me fait face est un « tu » avec tout ce que ça implique d'unique et de cela l'éthique fait abstraction. Si l'on prend la question de la souffrance humaine, ce n'est pas le sujet éthique qui souffre, mais bien cet homme en chair et en os, en face de moi, ici et maintenant. Faut-il rappeler que l'idéal stoïcien rejette la souffrance, la mienne comme celle des autres, dans le domaine des choses indifférentes, des choses qui ne dépendent pas de moi; la question de la souffrance humaine rend donc nécessaire le passage de l'éthique à une approche religieuse, et si on ne le fait pas, c'est l'éthique elle-même qui perd toute sa raison d'être. La pauvreté, par exemple, en tant que souffrance sociale, met en question l'égalité universelle affirmée par l'éthique. Il n'est ainsi pas légitime de considérer la pauvreté comme indifférente d'un point de vue éthique, ceci plaçant chacun face à sa responsabilité vis-à-vis de cette organisation inégalitaire de la pluralité humaine. L'autre qui souffre ne se réduit pas à un « alter ego », il est un individu singulier qui apparaît précisément dans sa différence, dans son altérité. La sympathie comme la compassion ne sont pas des affects que porte spontanément l'éthique philosophique. Agissant pour répondre à la souffrance de l'autre, le « tu », je me découvre moi-même comme « je », comme individu unique et irremplaçable dans cet appel à la responsabilité. La communauté éthique est placée sous le signe de la totalité, elle est une et rassemble tous les hommes sans exception, alors que la communauté sociale est sous le signe de la pluralité, en tant que nous sommes des individus en interaction en son sein. Aborder le thème de la souffrance humaine éclaire donc l'horizon de l'homme, et illustre magistralement l'apport religieux à l'éthique. Cohen relève dans le Deutéronome nombre de prescriptions relevant de la justice sociale : « Lorsque tu gauleras ton olivier, tu n'iras rien y rechercher ensuite, lorsque tu vendengeras ta vigne, tu n'iras rien grapiller ensuite, ce qui restera sera pour l'étranger, l'orphelin, la veuve. » . D'après Cohen, la justice sociale est au cœur du judaïsme, et la véritable connaissance de « Dieu » n'est rien d'autre que la pratique de la justice à l'égard de l'autre homme.
La nécessité d'agir face à la souffrance humaine devant être prise en compte dans le respect impératif du principe d'autonomie de la volonté, cher à la philosophie, l'individu devra trouver en lui-même une puissance d'agir. La rencontre d'une situation de souffrance met l'homme face à sa responsabilité et fait soudain de lui un individu irremplaçable. La religion rend possible la prise de conscience de l'écart entre l'idéal prescrit par l'éthique et la réalité des individus dans leur pluralité. Cette effectivité rendue à l'éthique fait que la raison sort de la formalité et de l'abstraction propres à la pensée conceptuelle, pour s'ouvrir à autre chose qu'elle-même, à une forme de transcendance, qu'il s'agisse de celle de l'homme dans son existence concrète et irréductible, ou de ce celle du Dieu un, absolument distinct du monde et du cosmos.
PROPOSITION 2
La culture hébraïque nous relie au désir de sens
Cette proposition introduit les deux suivantes sur Lévinas et Moïse. Pour bien saisir en effet le sens que donne Lévinas aux mots d'éthique, d'infini, d'altérité, de transcendance, ainsi que pour ouvrir du mieux possible l'interprétation du message de Moïse laissé aux Hébreux, il faut revenir à l'univers hébraïque et revisiter l'univers de sens qu'il porte. Le philosophe Armand Abécassis est ici notre guide.
L'hébraïsme a pour substance la révélation, comme principe la Transcendance . Voyons d'abord ce qui sépare la société hébraïque de la société païenne; d'abord, il y a l'idée de Transcendance qui est l'idée d'un ailleurs, d'un Autre, absolument extérieur à tout ce qui est et à tout ce dont on peut dire « c'est ». Ensuite, cet Autre oblige l'homme à juger tout ce qui se soumet à la loi de l'être, par rapport à une autre loi qui est celle de la valeur et du sens ; enfin, cette exigence de l'ailleurs est la marque par laquelle l'homme- pas l'« être » humain – transcende à son tour toutes ses conditions d'existence et devient une personne unique et donc responsable. Ce n'est pas en tant qu'individu, exemplaire d'un ensemble dont il fait partie suivant le principe de la ressemblance, mais en tant que personne, dissemblante, que l'homme est appelé à témoigner de la dimension de transcendance, ignorée du monde païen. Ce dernier en effet se limite et n'appartient qu'à un seul monde, celui de l'être et du même. Avec l'Hébreu, ce monde s'ouvre à l'Autre, au différent, à l'altérité radicale. L' Hébreu assume la dialectique qui oppose et unit deux mondes : ce « monde-ci » et le « monde qui vient ». C'est dans la relation d'altérité que le divin se manifeste ou, plus précisément, se révèle, en mettant les interlocuteurs en dialogue, face à la dimension de Transcendance, sinon du Transcendant. La pensée hébraïque, opposée à celle du paganisme, affirme que le sens est extérieur à l'être, et que l'éthique est transcendante parce que les valeurs qui la constituent n'émanent pas de l'être. Elle distingue nettement et radicalement la valeur éthique et l'être, et se refuse à recevoir le sens de la destinée humaine de ce qui est. D'autre part, le projet divin est de nature éthique fondamentalement et condamne le rapport de forces, il est universel car il concerne tous les peuples et tous les hommes.
Quel est le fil directeur qui relie les textes bibliques les uns aux autres ?. Un projet est déposé dans la Torah : appelons-le « volonté divine », dans le sens où il est universel et condition sine qua non de l'existence et de la pérennité d'un peuple quel qu'il soit. Un exemple est donné par les Hébreux qui se sont donné le nom de YiSRa'eL, parce que leurs prophètes les ont convaincus qu'ils doivent se porter garants et responsables de ce projet éthique. C'est ce projet qui est révélé, c'est-à-dire transcendant, parce qu'il s'impose à tous, par delà l'espace et le temps, à tout moment et en tout lieu.
Les récits bibliques, en tant que révélés, en tant qu'éthiques et en tant qu'universels, prescrivant des valeurs valables pour tous les peuples et pour tous les individus, se présentent comme le paradigme de l'homme et de sa relation à la Loi, à sa finitude, à autrui, au monde et au ciel des valeurs qui donnent sens à la vie. Ainsi pour l'illustrer, nous lisons dans la Torah qu'Adam, qui symbolise l'humanité, cède d'abord à la tentation de s'édifier en se séparant de la Loi. Elle finit alors par tuer l'autre (Abel), par bâtir une civilisation fondée sur la violence, qui mérite de disparaître (le déluge) et par la division sans principe d'unité qui la rassemble (tour de babel). L'humanité est dispersée parce qu'elle croit trouver ce principe en elle-même alors qu'il est transcendant et qu'il se manifeste à travers la catégorie de l'universel. Tant que ce peuple parmi tous les peuples de l'humanité ne reçoit pas le principe de son organisation de l'universel éthique, il reste dispersé, divisé, et perdu entre les tribus qui n'arrivent pas à s'unir. Ce que la Bible appelle l'Alliance est précisément la relation à ce principe d'unité transcendant qui rassemble les valeurs éthiques. La conviction inébranlable ou disons la foi des Hébreux, c'est précisément qu'un jour à venir tous les peuples rentreront dans cette alliance qui leur est proposée.
La pensée occidentale fait une différence irréductible entre le « Dieu » des philosophes et le « Dieu » de la Bible. C'est l'écart existant entre le savoir et la révélation. Le savoir rationnel a un rapport avec l'universalité ; le scientifique qui étudie telle rose ou telle abeille, recherche précisément ce qu'on retrouve dans toutes les roses et toutes les abeilles. Dans ses dialogues, Platon avait déjà expliqué en quoi le caractère unique de la personne humaine et son histoire singulière, ne peuvent relever de la science, discipline du général et de l'universel. L'unité dans la diversité, le même dans le divers, l'un dans le multiple : c'est cela que cherche la raison et qui constitue le savoir scientifique. Cette démarche rationnelle ignore cependant le vécu personnel et unique de chaque sujet, et nous posons comme définition que c'est la révélation qui fait face au savoir ; celle-ci est le mode de relation qui réintègre le sujet reconnu dans ce qu'il a d'irréductible et de personnel. Chaque homme qui se présente à nous est autre, impensable, inimaginable, irréductible, impossible à connaître dans ce qu'il est véritablement. Notre relation à lui est de l'ordre de la révélation.
La révélation surgit donc dans la rencontre avec l'autre, absolument autre, jamais connu, jamais atteint. Autrui reste toujours « autre », jamais « même », toujours lointain, jamais prochain. L'homme de la révélation est l'homme du désir. Tout cela est bien ce que l'on veut dire lorsqu'on affirme que le Dieu des philosophes n'est pas le Dieu d'Abraham, d'Isaac, et de Jacob nominativement. La Torah ne parle de rien d'autre que de ce mode de relation entre l'homme et l'homme. Le Dieu des philosophes ne se révèle pas, il se déduit, et l'on arrive à lui, par nécessité logique, il est la « Cause des causes » ou « Cause première ». A l'inverse pour les Hébreux, l'Autre est à l'extérieur de l'Univers et de sa structure, à l'extérieur de l'histoire et de la conscience. Quand je rencontre un homme, ce qui en même temps me sépare et me relie à lui, c'est l'infini qui surgit, et à ce moment ce sont deux transcendances qui sont en face l'une de l'autre.
La philosophie grecque enseigne qu'il y a un ordre dans le monde au sein duquel l'homme doit prendre place en le retrouvant dans sa raison et dans son langage. Le logos signifiait, en effet, ordre du monde (cosmos), ordre de la pensée et ordre du langage. Le texte biblique de la Genèse met au contraire en relation avec le désir. Un projet, un désir, est toujours là avant toute chose. Ce désir traverse l'expérience, en l'occurrence pour les Hébreux l'épreuve égyptienne, dans laquelle il s'aliène. La parole est première ; quelqu'un a parlé avant que l'homme ne parle. Ce qui est appelé le « sens » est cette lumière originelle qui surgit par la parole, c'est elle qu'on qualifie de divine. La parole divine, telle que l'homme la reçoit, cache plus qu'elle ne révèle, parce qu'elle se remplit d'abord du monde, de visions, d'images et de perceptions que les yeux produisent. La lumière du voir et du savoir éclaire ce qui est, en masquant ce qui cherche à se dire. Le seul projet qui puisse briller dans les yeux du corps et de l'intelligence est la vision de ce qui est, dans l'illusion de l'adéquation totale entre le réel, la représentation et l'expression verbale. On désigne cette adéquation dans l'hébraIsme par le terme de vérité.
Dans le judaïsme, de Dieu on ne connaît que le Nom, et il faut préciser que ce nom est imprononçable, puisqu'il s'écrit YHWH. La perception visuelle est absente et fait place à la vision de sens. Notre ultime connaissance réside dans les interprétations des textes de la Torah. Personne dans la Torah ne voit YHWH, mais seulement une réalité qui renvoie à lui, à un autre qui communique un message, une ouverture, un projet, un appel.
Le regard, l' écoute et le dire pourraient servir à différencier la mentalité hébraïque de la mentalité païenne au sein de laquelle elle a surgi comme un principe organisateur nouveau. La notion de sacré est caractéristique du polythéisme et la notion de sainteté est au centre de la mentalité hébraïque. Dans le paganisme, le sacré s'identifie au divin, le symbole est réduit au signe, la transcendance se trouve évacuée. Il n'y a pas de spirituel sans signes, ces signes sont des symboles, présents dans la parole. Dans l'hébraïsme, rien de ce qui est n'est saint. Le qualificatif de saint est réservé à ce qui doit être, c'est-à-dire au divin. La tradition hébraïque considère que la révélation au Sinaï fut assourdissante et même écrasante pour les Hébreux qui ne voyaient rien mais entendaient. La révélation n'est pas donnée à voir mais à écouter. Le monothéisme biblique se construit sur l'affirmation de l'existence de deux ordres : l'ordre de ce qui est, celui de la nature et l'ordre de ce qui doit être, celui de l'éthique. L'Hébreu obéit à une loi étrangère à la loi immanente au monde, à une loi transcendante qui vient de l'au-delà de la nature.
La Torah considère la création comme un attribut du Créateur qui fait surgir l'univers et le place en dehors de lui, dans l'extériorité radicale, dans l'altérité absolue par rapport à lui. L'interprétation que fait le lecteur du texte biblique, confrontant son monde à lui et le monde du texte, produit un troisième monde, fruit de cette relation vivante, et c'est là censément un lieu de prédilection de la parole divine. Ce qui est appelée la révélation n'est pas la communication d'une vérité absolue, totale, éternelle, mais le résultat de la recherche d'un sens, d'une signification qui sera spécifique du lecteur et de son environnement culturel et historique. Considérer le texte comme révélé, c'est d'abord s'interdire de confondre la signification, toujours particulière et personnelle, et l'univers du sens, toujours transcendant et irréductible parce qu'inépuisable. Le texte agit comme un médiateur entre le lecteur et l'univers du sens. Descartes a identifié un sujet à sa conscience et à sa raison. La manière d'exister du sujet est l'interprétation, le fait de respirer étant déjà juger que la vie vaut la peine malgré tout. La sainteté et le divin du texte ne sont pas à chercher dans la sacralisation de ce qu'on y voit, mais dans la sainteté de ce qu'on y entend et comprend. Le texte est dit « révélé » car aucune interprétation ne peut prétendre l'épuiser en trouvant le sens ultime, il est trancendant.
En remarquant que le mot « religion » n'existe pas dans la Torah, on peut convenir que les Hébreux ont des croyances ; l'être humain ne peut vivre sans croyances, sans espoir, sans attente, sans utopie, sans projet. Plus qu'un être de raison, l'être humain est caractérisé par sa croyance et par son espérance. L'homme est désir, désir d'absolu, d'infini, d'ailleurs et d'au-delà, et concernant les Hébreux, cette orientation était au cœur du message de Moïse. Si on note que « religare », -relier à - est l'une des étymologies du terme de religion , il faut observer que dans l'Hébraïsme, le sommet de la vie spirituelle ne va pas jusqu'à la communion ou la confusion avec le divin, il reste toujours dans la relation d'altérité avec lui et dans la pleine conscience de l'altérité réciproque. Entre Moïse et YHWH, seule la parole franchissait l'abîme qui les séparait, l'hébreu appelle cela « alliance » du Sinaï. Le terme de « foi » n'a pas d'équivalent hébraïque. L'hébraïsme n'est pas une foi, mais une conscience connaissante, qui peut être exprimée en langage clair et universel. L'objet premier du récit biblique est d'énoncer les lois de la société idéale et de l'humanité unifiée. L'Hébreu exprime sa confiance dans la promesse divine, dont l'objet est par principe inconnu et inconnaissable. Plutôt qu'à l'existence d'un Etre, cette confiance fait référence à la réalisation d'une promesse que l'homme retrouve en lui-même sous forme d'exigence et de désir. On retrouve dans la Torah plusieurs noms divins, mais le concept de « Dieu » est inconnu de l'Hébreu. Même si cependant on est toujours athée de tel ou tel absolu, de telle ou telle définition de l'infini, cela ne signifie pas du tout qu'on puisse nier toute aspiration à l'Absolu et à l'infini. La voix de la Torah, dont la manifestation première est la lucidité sur la résistance humaine à l'écouter, est qualifiée de divine, non parce qu'elle est Dieu ni même de Dieu, mais parce qu'elle met le lecteur en présence de la dimension de la transcendance.
PROPOSITION 3
L'épiphanie du visage exprime l'infini et m'enseigne ma responsabilité.
Le philosophe Emmanuel Lévinas, dans Difficile liberté, affirme : « le rapport avec le divin traverse le rapport avec les hommes et coïncide avec la justice sociale, voilà tout l'esprit de la Bible juive. Moïse et les prophètes ne se soucient pas de l'immortalité de l'âme, mais de la veuve, du pauvre, de l'orphelin et de l'étranger ». Lévinas est un philosophe qui s'est construit par la phénoménologie de Husserl et qui a exploré les questions d'éthique, d'infini, de transcendance, et d'altérité, avec une approfondissement tout particulier autour de ce qu'il a nommé le « visage ». La notion de Dieu, héritée du judaïsme, est en permanence sous-jacente à sa réflexion. Lévinas prend soin cependant de laisser la question ouverte. C'est la philosophe Corine Pelluchon qui ici va guider nos pas dans une initiation à la pensée de la transcendance chez Lévinas.
Le mot éthique prend chez Lévinas un sens qui ne concerne pas des conventions morales ou des principes de bonne conduite. Pour lui, la source de l'éthique n'est pas la raison, mais l'autre, l'extériorité. La notion d'infini donnera le moyen d'appréhender le rapport à l'autre dans ce qu'il a d'insaisissable et d'incomparable. Lévinas s'appuie sur la phénoménolgie, qui est une manière de décrire le réel sans chercher à l'expliquer, mais en essayant de comprendre son sens, donné à la conscience. Il s'agit d'une science des phénomènes qui apparaîssent à la conscience. Lévinas adopte ce cadre initial de pensée pour s'en démarquer justement au sujet de l'être humain : pour lui, autrui n'est pas réductible à ce que j'en vois, car il échappe à ma conscience. La connaissance ou l'attitude cognitive n'aide en rien à appréhender autrui, le sens de mon rapport à lui est d'un autre ordre qui renvoie à quelque chose qui ne se situe pas dans un horizon, mais dans une verticalité visant un au-delà du monde. Lévinas dit que l'accès à autrui me place face à lui dans une situation « éthique ». Il ne s 'agit pas d'un rapport de connaissance qui est toujours une sorte d'appropriation d'autrui, de réduction au même. Autrui est au delà de ma capacité, je n'ai pas accès à ses contenus psychiques, mon accès à lui est en échec. Lévinas parle non pas d'un alter ego, mais d'autrui, pour insister précisément sur sa transcendance.
Lévinas écrit que le visage est une épiphanie et exprime l'infini. Le rapport à autrui me convoque d'emblée à quelque chose de radicalement extérieur à moi-même et m'apporte plus que je ne contiens. L'apparaître d'autrui n'est pas le fondement de sa signification, il exprime l'infini car il m'interpelle vers quelque chose qui est au delà du monde. Autrui est la trace de l'infini. Le visage n'est pas un phénomène, mais il fait sens et sa signification excède son apparition, d'où le mot épiphanie. En nommant autrui « visage », Lévinas souligne son caractère transcendant, comme non réductible à sa manifestation et que je ne peux avoir de prise sur lui. L'expérience, phénoménologique cette fois, qui consiste à rencontrer autrui en voyant son visage et à comprendre en le voyant qu'il est unique, nous fait saisir qu'une rencontre est bien un individu unique qui se tient en face d'un autre individu unique. Lévinas ajoute à cela qu'autrui que je rencontre dans sa verticalité, comme un signe de l'hors du monde, m'incite à répondre à une interpellation, dont la signification renvoie à l'infini de ma responsabilité. Le mot responsabilité veut dire : répondre à, avoir entendu la parole de l'autre, accepter d'être remis en place ; et cette responsabilité est infinie, parce qu'elle ne disparaît pas une fois le devoir rempli, je ne suis jamais quitte.
Selon Lévinas, l'origine de l'éthique est l'extériorité et il la fait surgir de la description du visage d'autrui, de sa transcendance, nous permettant de comprendre en quel sens le visage exprime l'infini. L'éthique est dérangeante car elle remet en cause ma souveraineté et mon pouvoir. Dans son expression, autrui est au delà de toute saisie ; le « visage » me dit : Tu peux aller jusqu'à me tuer, tu ne m'auras pas pour autant, tu ne détruiras pas ma transcendance. La responsabilité ressentie vis-à-vis d'autrui est une injonction venant de l'autre qui m'affecte, me déplace ; autrui peut avoir besoin de moi, parce que, comme moi, il est vulnérable, mais de plus, sa misère remet en cause le bon droit de ma liberté.L'éthique est l'acte par lequel je fais de la place aux autres dans mon existence.
Lévinas, qui n'aimait pas être présenté comme un philosophe juif, distingue très clairement la religion de la philosophie. Il a expliqué en quel sens la transcendance radicale et l'invisibilité du Dieu juif, dont la parole a surtout un sens moral, ont pu inspirer la philosophie. Pour Lévinas, autrui n'est pas l'infini, mais il l'exprime et en est la trace. Dieu vient à l'idée dans son visage m'enseignant l'infini de ma responsabilité. On peut considérer que Dieu est à la limite de la pensée de Lévinas, on peut dire cependant que sa philosophie des voies d'accès, montre le lien entre le rapport à autrui et le divin, entre l'éthique et le spirituel. Lévinas relate que dans l'Exode, Dieu ne révèle à Moïse que la trace de son absence. L'invisibilité de la face de Dieu et l'impossibilité pour l'homme de franchir l'abîme qui le sépare de la vie divine se retrouvent dans la pensée de Lévinas. Cependant, cette impossibilité est pour ainsi dire compensée par le fait que je peux discerner la trace de cet infini dans mon rapport à autrui. Pour Lévinas, la rencontre d'autrui ne s'identifie pas à la révélation de Dieu, même si le lien est indéniable ou au minimum vient à l'idée. Comment donc Lévinas accepte-t-il de penser Dieu ? Il faut au minimum sortir du discours théologique où Dieu serait pensé comme un être doté d'attributs. La transcendance d'autrui, selon Lévinas, est précieuse pour penser Dieu, qui n'est donc ni un phénomène, ni un étant. L'idée de Dieu renvoie à la relation verticale du moi avec une transcendance qui n'est pas celle d'autrui. L'infini est au delà de ma capacité. La notion de Dieu déborde les limites de la pensée et pourtant son idée se trouve en lui. Pour Lévinas, l'idée de Dieu est l'infini qui se révèle dans le visage d'autrui, autrui n'est pas l'infini, il en est la trace. Cette trace m'enseigne l'infini de ma responsabilité vis-à-vis d'autrui et cette responsabilité confère à l'éthique une dimension qu'on peut qualifier de spirituelle. La pensée de Lévinas est une œuvre de philosophe, mais on pourra également la redécouvrir en voyant ce que le penser à Dieu lui ajoute. Mais Lévinas va plus loin : cette aspiration à l'infini est un désir, un désir sans objet ; il s'agit d'une transcendance éthique en ce sens qu'elle ordonne le sujet à une responsabilité, un engagement vis-à-vis de l'autre qui est devant lui.
PROPOSITION 4
Le message de Moïse est un projet humaniste.
Nous avons illustré à travers le témoignage de Hermann Cohen sur le judaïsme, comment l'approche religieuse pouvait apporter un surcroît d'humanité, un complément d'humanisme, à l'éthique rationnelle et universaliste de la philosophie. L'examen de l'univers hébraïque nous a fait entrevoir le sens révélé du message biblique, et ce qu'il portait d'altérité radicale et de transcendance. Nous avons suggéré que Emmanuel Lévinas a su avec force expliquer la trace d'infini qu'il a vu dans le « visage » d'autrui. Nous prolongeons maintenant le propos par une ouverture d'interprétation du message de Moïse aux Hébreux, mettant en avant le Moïse fondateur d'une éthique libératrice, l'humanisme. Cet axe de réflexion soutient que la Bible hébraïque peut être lue aussi bien avec les yeux du monothéisme religieux qu'avec ceux de l'humanisme athée. Nous abordons cette seconde voie grâce à l'approche éclairée de François Rachline.
Elohim est le terme utilisé dans la bible hébraïque pour désigner les dieux de tous les peuples contemporains. L' Elohim des hébreux est signifié par quatre consonnes, le tetragramme : YHWH. Dans le livre de l'Exode, on dit que Moïse reçoit de YHWH dans le désert la mission de libérer le peuple hébreu des Egyptiens qui le tiennent en esclavage. Si Moïse entend convaincre les Hébreux de l'écouter, il lui faut arguer d'une autorité supérieure et incontestable, déposée en lui. En ce temps-là, les êtres humains ne se considèrent pas libres de l'emprise des dieux, leurs vies, leurs ambitions, leurs espoirs, leurs actes, sont largement déterminés par les dieux. L'ordre de YHWH à Moïse est formulé dans un verset biblique : « Ainsi parleras-tu aux enfants d'Israël : Je serai m'a envoyé auprès de vous ». Le peuple devait se demander ce que Moïse voulait dire avec son Je serai, est-il vraiment question d'un dieu ? Et que voudrait dire invoquer Je serai ?.
La Bible n'est pas un texte monolithique écrit d'un bout à l'autre par un scribe inspiré. Le dessein des rédacteurs est encore à rechercher aujourd'hui. Il peut bien raconter le destin d'une famille, celle d'Abraham, puis d'un peuple, les Hébreux, mais l'essentiel est de savoir si à travers leurs aventures, il y a un message ou non. La forme narrative, propre à l'époque ou naît ce texte, ne doit pas tromper sur sa finalité : il s'agit bien de la construction d'une éthique rigoureuse ayant pour but la justice entre les hommes, fondée sur leur responsabilité individuelle. La transmission du texte au fil des siècles a fait progressivement de la Bible un texte religieux, et la source du judaïsme en tant que monothéisme. Il s'agit à l'évidence d'une interprétation tout-à-fait recevable, mais elle s'est néanmoins affirmée au point d'occulter une autre approche. François Rachline réhabilite cette alternative de sens dans son livre « Moïse et l'humanisme ». Voyons de plus près comment il a répéré chez Moïse les traces d'une pensée qui conserve un style religieux sans en posséder le contenu.
Avec le patronyme imprononçable YHWH, Moïse ne fournit pas une figure avec sa dénomination, il implante une idée. En rapportant Je serai à YHWH, la Bible provoque une révolution conceptuelle. Pour certains, le futur veut dire : «à partir de maintenant et pour toujours », pour d'autres il s'agira d'une injonction : « soyez conscient de l'impérieuse nécessité de vous projeter ». Le croyant y trouve son compte, l'incroyant n'est pas démenti. Véritable tour de force dans la mesure où la Bible n'accorde pas une extrème attention à ce que l'on appelle « Dieu ». A ce moment de l'histoire, l'omniprésence des dieux dans l'imaginaire humain ne laisse aucune place au moindre scepticisme, YHWH est présenté comme un Elohîm, même si sa nature surprend puisqu'il ne ressemble vraiment à aucun autre. Moïse est le médiateur des prescriptions et des injonctions envoyées au peuple hébreu. A partir de là, une religion nouvelle a pu naître, se développer, elle s'est appelée le judaïsme. Le contexte d'alors du peuple hébreu récepteur du message légitimait cette approche religieuse. La seconde lecture possible du message de Moïse ne se préoccupe nullement d'une quelconque extériorité divine, est-il concevable d'ailleurs que cette logique, orientée strictement vers l'humain, ait pu germé dans le cerveau de certains hébreux ? Si tel fut le cas, ceux qui écoutaient Moïse ont pu songer que ce Je serai ne ressemblait à rien de connu. Je serai n'était plus un espoir, mais un miroir bien particulier, qui ne renvoyait pas une image, mais du temps. Un seul fait l'emporte sur toute autre considération : la possibilité, à partir du texte, de penser cette autre voie. François Rachline imagine un discours audible aujourd'hui, écrit pour ainsi dire à l'encre sympathique du verset 3-14 de l'Exode : « Ce qui me guide, au nom de qui je vous parle, n'est pas extérieur à vous, comme le sont les idoles répandues dans le monde. Ce n'est pas une entité de qui vous pouvez attendre quelque chose. Ce qui vous interpelle par ma voix n'est autre que le principe que vous devez avoir en vous, celui qui vous interdira de vous enfoncer dans ce que vous croyez être, celui qui réclamera de vous une progression continue vers ce que vous pouvez devenir ». L'argumentation développée ici ne rejette évidemment pas un instant que le judaïsme s'inspire de l'ensemble du texte biblique, en revanche réciproquement, ce dernier n'ouvre pas obligatoirement sur cette religion. Et si à l'époque où elle est écrite, le tétragramme ne s'était pas présenté comme une divinité, Moïse se serait heurté à des murs ou aurait prêché dans le désert. Dans les civilisations dont on parle , tout est imbu de religion, tout est signe ou jeu ou reflet des forces divines. Ainsi dès l'Exode, deux voies se présentent : l'une ouvre sur la tradition religieuse, tandis que pour l'autre, l'appel à YHWH renvoie d'emblée à soi, c'est-à-dire à « je ». La révolution mosaïque portait en elle deux destinées ayant pour appellation : monothéisme et humanisme. Comment choisir entre la voie religieuse et l'appel direct à l'homme dans son face-à-face avec lui-même ? A partir du seul texte, c'est indécidable.
Pour faire adhérer le peuple hébreu à son message, Moïse devait trouver comment s'y prendre. Son projet était rien moins que de les amener à rompre avec les rites ancestraux, universellement répandus. La réponse a consisté en une démarche originale : creuser au plus profond de chacune et de chacun pour que tous collectivement, se sentent porteurs d'une éthique nouvelle – qu'inaugure le Décalogue. A une époque où les idoles pullulent, le commandement du Décalogue est de ne pas en fabriquer et de ne se prosterner devant aucune. A une époque où les parents sont des êtres que l'on peut écarter, chasser, tuer si nécessaire pour prendre leur place et accaparer leurs biens, il est dit : tu honoreras ton père et ta mère. A une époque où l'assassinat est courant, quelqu'en soient les raisons, notamment les sacrifices humains, tu n'assassineras plus. A une époque où le viol et la capture des femmes pour la satisfaction sexuelle sont fréquents, tu ne commettras pas d'adultère. A une époque où domine la logique du prendre - à la nature, à autrui, l'autre lui-même pour en faire un esclave- , tu ne voleras pas. A une époque où la preuve repose souvent sur la simple parole, quand les faits ne sont pas établis et qu'un mensonge peut provoquer la mort, tu ne rendras pas de faux-témoignage. Non seulement chaque Parole/Commandement est adressé à tout Hébreu en particulier, mais elle est rédigé au futur- ce qui signifie « à partir de maintenant et dans l'avenir... ». Il s'agit bien là d'une inviation éthique. D'une hauteur à conquérir.
Il n'est pas indifférent qu'aucun commandement ne stipule : « Tu croiras en Elohîm YHWH ». le texte dit : « Moi, Je serai, je t'ai fait sortir de la maison des esclaves », autrement dit : Il n'y a qu'un principe qui t'a fait sortir d'Egypte, celui du devenir, c'est ce principe même du futur que tu t'es approprié pour refuser ton statut d'esclave. Cependant, si le Décalogue s'offre à tous, il n'est pas spontanément donné à chacun d'en suivre les recommandations. Dans le message que la Bible adresse aux Hébreux, il s'agit d'aspirer à une autre conception de l'existence. Chacun devra ainsi travailler à son adaptation spirituelle et morale, qui est une élévation, même si c'est d'une difficulté redoutable et que cela relève d'un vrai combat, d'abord et avant tout avec soi-même. L'enseignement de Moïse inaugure une conception radicalement nouvelle qui ne peut s'imposer que par le travail de l'être humain sur lui-même. L'éthique porté par Moïse consiste à avancer sur le chemin escarpé de la justice et pour y parvenir cela relève d'une conquête, celle qui permet de l'emporter sur soi. Un travail incessant qui n'a pas de fin.
La première lecture de la Torah nous met dans l'univers des religions monothéistes. Dans la seconde, qui mérite toute sa place, l'homme fait écran à toute divinité. Non qu'il s'y substitue en prétendant devenir lui même un dieu, mais il accepte le mystère de l'existence sans y chercher la marque d'une puissance extérieure. Le mot retenu ici pour qualifier cette seconde approche est humanisme. Le point commun à toutes les tentatives de percées humanistes a été d'attribuer aux hommes une autonomie croissante aux dépens de ce qui, durant des millénaires, les avait reléguées au rang de simples rouages soumis à des divinités ou à leurs représentants sur terre, les princes. La ligne directrice de cette évolution trouve son origine dans l'approche non religieuse du texte biblique. C'est elle qui a, pour la première fois, tracé la voie royale qu'allait emprunter par la suite les idées humanistes. Cette approche fait de l'homme la finalité. Elle fait de l'homme un sujet capable de surmonter ses propres faiblesses pour tendre à la justice. En ce sens, la vision humaniste permet de dire que le texte biblique inaugure la possibilité d'une éthique, et le déploiement de ses prescriptions est le premier discours débouchant sur une éthique. La Torah expose quelles sont les exigences de la justice, envers soi et envers autrui, avec pour fondement la responsabilité individuelle. Elle prépare aussi l'émergence d'une entreprise qui se développera en Grèce, centrée sur la création de concepts, c'est-à-dire la philosophie.
Interpelé individuellement pour construire l'éthique présentée par Moîse, chaque membre du peuple hébreu ne pouvait s'appuyer sur rien d'autre que sur lui-même. Le message est là encore révolutionnaire. L'dée de Je serai commence et finit toujours par mener à soi. Il est possible que les Hébreux, privés de Moïse monté sur le mont Sinaï, aient été effrayés de se lancer dans une telle aventure spirituelle. S'en remettre aux idoles, pour la conduite de son existence, s'en remettre au Veau d'or avait un côté rassurant, alors que l'injonction de Moïse était : cherchez, explorez votre humanité, avancez sur le chemin de votre propre devenir. Cette confrontation avec soi-même a pour double effet la conscience d'assister à ce que l'on devient, jour après jour, et dans le même temps, la sensation d'être étranger à soi, sur laquelle aucun contrôle n'est possible, sauf à nier l'inconscient. Nous sommes tous le siège d'une étrangéité impossible à percer, c'est le propre de l'être humain. Il est impossible de toucher au but, comme le résume si bien Pierre Hadot : « Tout le paradoxe du moi humain est là : nous ne sommes que ce dont nous avons conscience, et pourtant nous avons conscience d'avoir été plus nous-mêmes dans les moments précis où, nous haussant à un niveau plus élevé de simplicité interieure, nous avons perdu conscience de nous-mêmes ».
Traduire YHWH par Dieu reste pour François Rachline une conclusion hâtive et il indique que le génie de Moïse est précisément de ne pas avoir remplacé plusieurs déités par une seule, mais d'avoir changé de logique. Faut-il rappeler parmi toutes les prescriptions et tous les commandements de la loi de Moïse, aucun ne proclame « Crois » ou « Ne crois pas ». C'est que le grand sujet biblique n'est pas Dieu mais l'homme et cette orientation retient du judaïsme qu'il est un humanisme caché derrière un monothéisme.
PROPOSITION 5
Si on veut répondre à l'aspiration bien humaine d'un appel à l'infini, il est possible d'introduire dans la philosophie une transcendance radicale distincte de l'approche théologique.
C'est la bible, irriguée du principe de transcendance, qui a inauguré ce qui allait constituer en Occident les fondements de l'éthique humaniste. Plus tard, la philosophie, irriguée par la science et la raison, a élaboré une éthique rationnelle et universaliste. Des philosophes comme Hermann Cohen ou Emmanuel Lévinas ont dressé des ponts entre les deux approches, tandis que le message même de Moïse pouvait trouver dans l'humanisme une voie d'interprétation alternative au monothéisme. En cohérence avec ce choix d'interprétation, il est nécessaire de mettre en évidence la manière dont la philosophie est en mesure d'intégrer un principe de transcendance radicale, de nature à répondre à cette aspiration bien humaine d'appel à l'infini. Nous nous appuyons ici sur la pensée de la philosophe Sophie Nordmann pour proposer une compréhension renouvelée de la transcendance, comme base de la construction d'une éthique humaniste.
L'idée d'Humanité chez l'être humain et l'impératif de son respect absolu sont des idées transcendantes, car elles sont inaccessibles à partir du monde. Cette proposition est au monde sur le mode de l'incommensurable; elle n'est pas et ne peut pas être un énoncé scientifique. Pour autant, elle n'est pas non plus de l'ordre d'une croyance à laquelle on pourrait donner ou non son assentiment subjectif. On a l'habitude de faire tomber tout ce qui n'est pas du domaine de la science dans celui de la croyance : suivant la distinction classique, on croit quand on ne sait pas, et là où l'on sait, la croyance n'a plus sa place. La proposition "Tout être qui accède à l'idée d'Humanité et à l'impératif de son respect absolu est au monde sur le mode de l'incommensurable" fait voler en éclats l'alternative science/croyance en s'attestant par soi. Il s'agit ni de le savoir scientifiquement ni d'y croire ou non, mais juste d'en prendre acte. L' Humanité surgit au monde d'un seul et même coup, l'idée d'Humanité est performative. L'Humanité ne peut être considérée comme une propriété de l'être humain, c'est une idée qui ne peut pas être substancialisée, elle ne peut pas être quelque chose. Il faut donc bien distinguer l'humanité comme communauté des êtres humains et l'Humanité comme incommensurable au monde. Il faut néanmoins reconnaître que, jusqu'à nouvel ordre, l'être humain est le seul être au monde accédant à l'idée d'Humanité et à l'impératif de son respect absolu. Autrement dit, seuls les membres de l'humanité sont aussi membres de l'Humanité.
La science n'a pas accès à l'Humanité; toute science est science de quelque chose. Or l'Humanité n'est pas un "quelque chose". Les membres de l'Humanité sont fins en soi, libres et absolument égaux. L'idée d'Humanité est une fenêtre ouverte sur un autre horizon que celui du monde, c'est en ce sens qu'elle est un idéal, une visée. C'est en effet là toute son efficience : brèche ouverte, aspiration par le vide, par l'appel. Si on entend par révélation, au sens strictement phénoménologique, la survenue d'une idée qui ne vient pas du monde ( à différencier du sens théologique) on peut dire que l'idéal de l'Humanité survient au monde sur le mode d'une révélation. Echappant à toute science, cette révélation n'est pas pour autant objet de croyance. En effet, elle ne révèle pas un message auquel il s'agirait de croire ou non. Elle ne dit rien d'autre qu'elle-même, elle s'atteste par soi. L'Humanité est cette transcendance qui survient au monde sur le mode de la révélation.