Quel langage utiliser pour penser le vivant ?
Quel langage utiliser pour approcher la vie sur terre, comment peut-on rendre intelligible le vivant ?. Nous reformulons ici brièvement la tentative du philosophe Baptiste Morizot.
Plusieurs définitions du vivant existent, ayant trait par exemple à la biologie moléculaire, à la génétique, ou au processus d'évolution. Cette ambition de définir, bien que nécessaire, ne fait pourtant pas justice au vivant. En philosophie, on a des méthodes, des ruses, pour trouver un langage qui nous amène dans les parages d'une chose. Mais pour commencer en quoi est-ce donc si compliqué de rendre compte de ce qu'est la vie sur terre, présente depuis plus de 3,8 milliards d'années ? Alors que l'espèce humaine est présente depuis 300000 ans, pointons là-dessus trois paradoxes :
Le premier paradoxe est que l'homme est un primate qui a été façonné par tout le processus d'évolution du vivant, et qui chercherait donc ici à penser le vivant. D'où la difficulté de penser un processus de forces et d'évolution dont on fait soi-même partie.
Le second paradoxe est que le cerveau et les facultés de l'homme ont été façonnés, sous la pression de la sélection, par des besoins existentiels qui n'avaient rien à voir avec la fabrication de concepts philosophiques. La difficulté ici est donc de penser avec un instrument qui n'a pas été façonné pour ce faire.
Le troisième paradoxe est que le vivant est la résultante de phénomènes hétérogènes : la vie, c'est la biosphère, ce sont des interactions écologiques, des dynamiques, comme la photosynthèse ou la pollinisation, la vie c'est aussi une histoire avec les grandes forces évolutionnaires, la sélection, l'aventure génétique. La difficulté ici est précisément que toute cette hétérogénéité se trouve ramassée dans un seul et même concept, le vivant.
Si on parle de biodiversité, on se doit de constater que la portée de sens du concept se trouve très habituellement amputée. Sa fonction courante est d'être une métrique, un instrument de mesures, qui établit des listes d'espèces, de gènes, de fonctionnalités. Cela occulte l'intrinsèque activité de la biodiversité qui est de créer les conditions pour que la vie sur terre soit possible. Exemple : sans végétaux, pas d'oxygène, et donc sans végétaux pas de vie sur terre; en résumé c'est la vie sur terre qui rend la terre habitable, ou dit autrement la vie n'est possible que grâce à la vie.
♣ Comme nous venons ainsi de le voir, le concept de vivant présente des résistances à notre compréhension. Baptiste Morizot suggère d'emprunter au philosophe William James l'idée d'utiliser le langage de la métaphore, qui, selon lui, permet de "surmonter les résistances que met le réel à sa saisie". Pour comprendre partiellement ce qui ne peut être compris totalement, on fera donc appel à une rationalité imaginative; c'est ce mode d'exploration qui nous permet d'approcher, autant qu'il soit possible, ce que sont par exemple nos sentiments, nos expériences esthétiques, nos pratiques morales ou notre conscience spirituelle. Ajoutons donc ici le vivant à cette liste et tentons de donner quelques métaphores possibles du vivant.
♠ Le vivant n'est pas un patrimoine qu'il faut sans cesse restaurer, comme la cathédrale de Paris à la suite de l'incendie, donc soumise à l'entropie, c'est-à-dire à une constante dégradation. Le vivant génère lui-même de la néguentropie, le contraire de ce qui génère le désordre maximal.
Non, le vivant c'est le feu lui-même, en tant qu'il possède une puissance de déploiement et représente l'énergie inarrêtable de la force de l'évolution. Ce qu'il faut restaurer au vivant, ce n'est pas le vivant lui-même, ce sont les conditions de son auto-réparation. Mais le feu est très insuffisant comme métaphore, certains aspects sont même erronés, il faut donc additionner plusieurs métaphores pour espérer approcher le vivant.
Le vivant est un tapis persan : ce tapis possède un style de tissage particulier, tel que si l'on découpe un grand tapis pour en faire plusieurs petits, on n'aboutit qu'à des fils qui se défont; on ne peut pas découper un tapis persan sans fragiliser les pièces résultantes, on a affaire ici à ce qu'on appelle une eco-fragmentation. De cette même manière, une forêt qui serait quadrillée par des routes et des lignes TGV, perdrait du même coup toutes les capacités de transit et de circulation nécessaires pour rendre la forêt vivante et fonctionnelle et garantir un potentiel d'échanges biologiques.
Le vivant c'est un corail. C'est Darwin lui-même qui, pour parler du vivant, a préféré l'expression corail de la vie plutôt qu'arbre de la vie, dans le sens où le corail n'a pas de structure hiérarchique préétablie, il buissonne dans toutes les directions, les parties nouvelles apparaissent en surface, tandis que les anciennes disparaissent.
Le vivant est une bibliothèque, en ce sens où chaque cellule, chaque livre est un élément de l'ensemble de l'histoire. La métaphore est insuffisante, puisque l'ensemble des livres est figé, or le vivant crée des espèces tout le temps, d'où la nécessité de dire que le vivant c'est aussi les poètes qui écrivent de nouveaux livres dans la bibliothèque.
Le vivant est un fleuve : c'est un concentré de biodiversité et il symbolise le temps; Héraclite n'a t il pas enrichi la portée de la métaphore en ayant affirmé : "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve"; de même, ne pourrait-on dire que "le vivant est un long fleuve tranquille" ?
Le vivant est une symphonie, chaque être vivant étant le chef d'orchestre de l'action coordonnée de l'ensemble des cellules qui le composent.
L'objet est donc ici d'imaginer comment cela peut nous faire approcher des parages du vivant que de dire :
Le vivant est un feu, mais ça n'est pas un feu, parce que c'est un tapis, mais ça n'est pas un tapis parce que c'est un corail, que ce n'est pas un corail parce que c'est une bibliothèque, que ce n'est pas une bibliothèque parce que c'est un poète, que ce n'est pas un poète parce que c'est un fleuve, que ce n'est pas un fleuve parce que c'est une symphonie .../.../...