La controverse est la suivante :
L'humain est-il, avec ses spécificités, un être vivant au même titre que les autres, ou a-t-il un statut d'absolue exception parmi tous les êtres vivants ?
Nous allons d'abord éclaircir en quoi consiste cette controverse et nous esquisserons ensuite la manière dont la philosophie tente de surmonter le caractère antinomique des deux thèses.
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LE STATUT DE L'ÊTRE HUMAIN : LES DEUX THÈSES
Nous sommes, nous les humains, un des épisodes de "l'évolution". Nous ne pouvons nous extraire des formes de vie existant sur terre, nous ne pouvons vivre que dans un écosystème qui est réglé avec une extrème finesse et du même coup qui est très précaire. A ce titre, il ne saurait y avoir de séparation radicale entre l'humanité et l'animalité.
Pourtant, la conception de l'humanité par ceux qui étudient l'être humain dans une perspective philosophique ou des sciences humaines ou sociales, opposent une fin de non recevoir radicale à ce constat. Cette vision affirme que l'humain (l'homme et la femme) fait exception parmi les êtres qui peuplent la terre. Dans cette approche, l'humain possède une dimension ontologique émergente, suivant laquelle il transcende les autres formes de vie et sa propre naturalité. S'exprime ici le refus de lier l'humain à sa vie biologique, mais aussi à sa vie sociale. Les humains sont des sujets libres et autonomes, et ces propriétés fondent leur propre être. Cette thèse de l'exception humaine existe sous plusieurs formes majeures comme par exemple l'axiome cartésien, l'axiome de la phénoménologie de Husserl, ou la philosophie de Kant. Cette thèse, particulièrement répandue dans les sciences sociales, limite ainsi la vie biologique à un substrat de l'être. Si on admet que les sciences humaines, à l'intérieur des sciences sociales, sont celles qui s'occupent de la culture, on soutient ici que c'est la culture, en tant que ce qui crée les systèmes symboliques, qui fait la transcendance; l'être culturel s'oppose ainsi à l'être biologique.
Si l'on prend en compte néanmoins toutes les avancées depuis Darwin, et le fait que la thèse de l'exception humaine est contestée au nom même de la raison et de la science, on peut tenter la conclusion provisoire suivante : Il ne saurait y avoir d'opposition entre le culturel et le biologique, car s'il y en avait une, le biologique gagnerait à tout coup !.
Et pourtant, regardons les arguments de la thèse de l'exception humaine.
La thèse de l'exception défend donc que l'humain présente une rupture avec le reste des animaux, et prétend que l'humain est irréductible à toute vie animale. Cette dichotomie est transposée à l'intérieur même des humains, où il y a le corps et l'âme : l'homme est animal par son corps, mais il n'est pas animal par son âme et son identité, c'est son âme. Idem pour le couple nécessité/liberté, notre corps est soumis à la nécessité, mais notre esprit est libre; idem pour le couple nature/culture, ou instinct/moralité, ce dualisme ontologique consacre bien l'opposition animalité/humanité. L'idée que défend la thèse de l'exception est également que nous sommes des êtres de connaissance, et la tradition philosophique occidentale veut que la connaissance soit notre véritable destinée, notre essence. C'est le cogito de Descartes, nous sommes nous-mêmes parce que nous connaissons. Pour Descartes, l'animal est une machine. Ce qui est différent, c'est la substance de la pensée, c'est l'être humain, et surtout dans la connaissance, c'est la connaissance réflexive, le "connais-toi toi-même". Notre être véritable étant d'être libre et auto-réflexif, seule l'investigation philosophique nous permet d'avancer dans la connaissance humaine profonde.
Quelles sont les origines de la thèse de l'exception humaine ?
C'est d'abord le judéo-christianisme; celui-ci considère l'être humain comme l'élu de Dieu, car il est le seul à avoir été fait à l'image de Dieu, et c'est donc pour cela qu'il est unique. C'est cette conception qui à l'origine explique principalement le caractère d'insularité de l'homme. Mais, paradoxalement, les formes chrétiennes de cette thèse ne sont pas les plus radicales. Les plus radicales naissent au moment où apparaissent les sciences modernes et où la philosophie se libère de la théologie; les thèses cartésiennes notamment considèrent que l'homme se fonde lui-même, il n'y a plus alors de place pour la divinité.
Cette thèse invite donc dans le champ des connaissances à décréter une séparation nette entre les sciences dites "naturelles" et une science "exceptionnelle" qui consisterait à étudier l'être humain en tant précisément qu'être humain. Or cela est incompatible avec l'idéal de connaissance; cet idéal considère en effet comme pertinent le principe de complémentarité de tous les savoirs, la connaissance de soi-même en tant qu'humain devant être par principe enrichi par l'ensemble des autres connaissances.
Il se confirme donc après analyse que les arguments en faveur de l'une des thèses n'annihilent pas les arguments en faveur de l'autre thèse et qu'il n'est pas possible de ce fait de trancher en faveur de l'une ou de l'autre.
EST-IL POSSIBLE DE SORTIR DE L'ANTINOMIE DES DEUX THÈSES ?
Puisque les deux thèses se défendent, est-il possible de leur rendre justice et les réconcilier ?
Oui, à condition de constater que le cadre du débat est vicié : il repose sur la confusion de l'humanité de l'être humain, et de son Humanité comme rapport d'incommensurabilité au monde. Sortir de la confusion, c'est rétablir la distinction entre l'ordre du monde - auquel appartient l'être humain comme tel - et l'ordre de l'Humanité - auquel l'être humain accède à partir de moment où il a en vue l'idéal de l'Humanité. Commentons.
C'est en accédant à l'idéal de l'Humanité - autrement dit, à l'impératif du respect absolu de l'incommensurable au monde - que l'être humain entre dans un un rapport d'incommensurabilité au monde. A ce moment, il sort du monde par la pensée. La pensée est, en tant que telle, une propriété parmi d'autres de l'être humain, mais la frontière entre l'ordre du monde et l'ordre de l'incommensurable au monde passe entre une pensée qui pense le monde et s'y inscrit, et une pensée qui a en vue autre chose que le monde et en sort. Seuls les êtres humains sont en mesure de penser autre chose que le monde. Cela permet en même temps d'assigner sa place à la science : la science n'a pas accès à cette part de l'être humain qui échappe au monde et qui constitue son Humanité.