Le collectif interdisciplinaire Internation (note1), créé sous l'impulsion du philosophe Bernard Stiegler, a envoyé en 2020 une contribution au secrétaire général de l'ONU, constituée d'un diagnostic scientifique et philosophique de la situation de crise mondiale et de propositions concrètes pour y répondre. Cette contribution fait l'objet d'un livre aux Editions Les liens qui libèrent, intitulé « Bifurquer ». En voici un bref aperçu avec un commentaire.
POUR CREER LES CONDITIONS D'UNE POSSIBLE BIFURCATION, LUTTONS CONTRE L'ENTROPIE
Pour formuler un diagnostic sur la crise systémique mondiale, pourquoi le collectif internation parle-t-il d'entropie ? L'entropie, c'est une loi qui dit que l'univers est gouverné par un processus de dissipation irréversible de l'énergie. Le physicien Erwin Schrödinger a établi que le vivant c'est ce qui s'excepte à la loi de l'entropie, de manière temporaire et locale. Un être vivant, c'est un être qui, pour un temps donné et localement, peut échapper à l'entropie. Dans notre ère actuelle, l'anthropocène (de anthropos, l'homme, ère où l'impact de l'homme est prédominant dans les évolutions), il faut ainsi à la fois combattre l'entropie thermodynamique (confert les dérèglements climatiques), l'entropie biologique (confert la destruction de la biodiversité) et l'entropie informationnelle (confert les excès de la société numérique). L'entropie est une clé de compréhension des domaines et des mécanismes sur lesquelles il faut agir.
Les évolutions constatées du climat, de la biodiversité, du numérique nous conduisent immanquablement à l'auto-destruction. Les humains n'ont plus de récit à proposer à leurs enfants et petits enfants leur laissant espérer un avenir désirable. Nous sommes véritablement dos au mur.
Selon Schumpeter et sa destruction créatrice, le capitalisme aura toujours la capacité de rebondir, grâce à l'innovation. Il a été établi que les principes de Schumpeter ne tenaient pas compte de la thermodynamique. Ce sont les principes de la physique newtonnienne, qui reposent sur la stabilité et la réversibilité, qui ont structuré au départ les bases du capitalisme financier, or aujourd'hui l'économie fonctionne suivant les lois de la thermodynamique, et c'est cela qui est générateur d'entropie.
L'élaboration de nouveaux modèles économiques va nécessiter impérativement de développer de nouveaux savoirs de manière à fonder ces modèles, non sur la destruction, mais sur le soin. En effet, le fond de l'affaire est bien la guerre économique ; elle détruit le monde à très grande vitesse, et d'une manière encore accélérée depuis l'arrivée du numérique, en renforçant toutes les tendances de l'anthropocène. Le système computationnel à très haute vitesse exploitée à travers le web, court-circuite toutes les organisations sociales, en créant un état de fait et non de droit, où comme au far west, c'est le premier qui dégaine qui gagne; tout est devenu calculable et les plateformes, basées sur les algorithmes, ne servent plus qu'à calculer nos comportements. Un système néo-libéral assigne à l'information la fonction de tout réduire à la calculabilité du marché. Précisons que la technologie en tant que telle n'est pas responsable de la situation, étant elle-même un pharmakon, c'est-à-dire un remède et un poison.
Pour opérer la mutation nécessaire, il est indispensable de déprolétariser les activités. La prolétarisation, c'est la standardisation des modes de production. Marx disait : un prolétaire n'a pas besoin de savoir, il n'a qu'à servir une machine avec sa force de travail. On ne peut pas être un acteur si l'on n'a pas de savoir. Le mathématicien Alfred Lodka pose également que, si l'homme ne développe pas de savoirs, il est en voie d'être dépassé et détruit par les objets artificiels qu'il produit.
Sur le plan du travail, une part croissante des emplois devient automatisable; puisque les algorithmes remplacent pour partie les salaires, il devient vital de valoriser le travail et non seulement l'emploi pour ainsi déprolétariser en reconstruisant une économie des savoirs. Comment ? En adoptant le principe d'une « Economie de la contribution », on acte en effet que l'emploi baisse et va baisser de plus en plus ; il y aura moins de pouvoir d'achat à distribuer via l'emploi , cela créant un problème de solvabilité du marché; moins de pouvoir d'achat, donc moins d'acheteurs, donc risque de saturation des marchés, risque de surproduction. Il faut pouvoir redistribuer du pouvoir d'achat via un travail hors emploi. Un tel modèle s'inspirerait dans son principe de celui des intermittents du spectacle ; ces derniers doivent travailler en dehors des contrats, pour pouvoir inventer, créer. Des domaines aussi variés que le bâtiment, la mécanique, l'alimentation, de par les exigences nouvelles requises, ont vocation à s'intégrer à cette économie. Une communauté de parents qui se soignent mutuellement pour endiguer leur addiction aux smartphones, et par projection celle de leurs enfants, ce soin mutuel pourrait s'intégrer à une économie de la contribution, où les parents seraient les intermittents du soin.
On ne peut pas aujourd'hui tout dilapider et détruire; les ressources du pétrole, les terres rares, tout est limité en réalité et on atteint les limites (confert notre consommation actuelle de ressources supérieure à celles d'une planète). Schrödinger a montré que la néguentropie, qui est le contraire de l'entropie, c'est à dire la vie, ne peut se produire qu'à l'échelle locale. Il faut agir à l'échelle locale, mais en consolidant à l'échelle macro-économique, et au niveau des échanges, il s'agira de réinventer un commerce international soigneux. Max Weber dans l'Esprit du capitalisme avait vu l'importance des normes comptables dans l'économie. Le système comptable actuel favorise l'entropie, et donc en réinventant des comptabilités avec tous les acteurs, on réinventera une nouvelle rationalité. De même, beaucoup d'entreprises, même si certaines cherchent à se donner bonne conscience dans une démarche de responsabilité sociale et environnementale (RSE), s'interrogent sur la solvabilité de notre système économique et craignent en réalité de disparaître si le contexte actuel perdure. Pour repenser tous les modèles et les indicateurs économiques, il faut repenser la comptabilité nationale et la comptabilité d'entreprise, c'est de cette façon qu'on luttera contre l'entropie.
Il faut construire des concepts expérimentables. Expérimenter à l'échelon local, d'un territoire, avec les habitants, les entreprises, les institutions , en faisant dialoguer les différentes disciplines; Il s'agit de reprendre l'idée des territoires en transition (confert le film Demain de Cyril Dion), mais en misant sur la généralisation de ce qui aura été expérimenté dans les territoires-laboratoires, de manière à changer toute l'économie. La tâche est ardue, juge le collectif Internation, car il y a une grande urgence et le changement nécessaire des représentations mentales ne se fera qu'avec la jeunesse.
La destruction de la vie sur la planète à l'horizon de un ou deux siècles (sixième extinction) reste un scénario qui est possible. Mais la vie produit des résultats qu'on ne peut prédire et calculer, qui sont, vu de l'intérieur du système, comme des résultats improbables. L'opinion publique est dans un certain déni de la gravité des enjeux, la raison en est qu'on ne leur propose rien. Comme l'a établi Gilbert Simondon, les êtres humains sont polarisés et ils sont dénégateurs. Le clivage de notre esprit est en réalité obligatoire pour pouvoir continuer à vivre, nous n'avons pas le choix ,sauf à devenir fous. Le système peut produire des bifurcations, qui sont incalculables par le système qui les produit. Travaillons donc à la bifurcation en faisant tout pour la rendre possible.
COMMENTAIRE
La singularité de la contribution de ce collectif Internation est marquée d'abord par la personnalité de Bernard Stiegler, philosophe et président de l'institut de recherche et d'innovation du centre Pompidou. Philosophe de la technique, et ouvert à de multiples disciplines, il a popularisé sa pensée à travers un nombre important d'ouvrages qui ont contribué à sa notoriété. Il a toujours eu le souci d'associer à sa réflexion de nombreuses personnalités, chercheurs, venant de disciplines extrèmement variées, comme l'économie, la biologie, la physique, les mathématiques, ou l'art. C'est le cas ici pour ce collectif Internation. Sa démarche est donc de définir d'une manière collective et en croisant les disciplines, des concepts expérimentables qui permettent de penser les défis de l'avenir, d'une manière la plus globale possible. Les centres d'intérêt des travaux menés par le collectif couvrent ainsi un large champ comprenant notamment l'écologie, les mutations nécessaires du modèle économique, celles du travail, ou les enjeux du numérique. La globalité des concepts est donc la première richesse de la démarche, cela lui donne une perspective de sens en lui procurant de la solidité et de la pertinence.
Pierre Giret
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note 1 : Pourquoi le collectif a-t-il choisi le nom d'Internation ?
Pour traiter une crise qui est mondiale, l'enjeu est bien de savoir comment les nations vont s'organiser et s'unir pour agir. A la création de la société des nations en 1920, l'anthropologue Marcel Mauss avait recommandé que l'internationalisme recherché ne se fasse pas aux dépens des spécificités territoriales et culturelles des nations ; il esquissa dans cette optique le concept d'internation, une dynamique selon laquelle les nations seraient appelées à coopérer sans pour autant effacer leurs dimensions locales. En choisissant le nom d'Internation, les contributeurs du collectif ont donc ainsi marqué leur volonté de former le cadre institutionnel d'un nouveau multilatéralisme inclusif.